Votre Noviciat

Vous avez terminé votre parcours d'intégration ? Félicitations ! À présent, vous faites définitivement partie de Ceux d'en haut : vous pouvez donc progresser, vous élever au sein de la Communauté. 
Votre nouvel objectif ? Atteindre le premier Rang, appelé Noviciat.
Pour cela, vous devrez attendre que le Conseil des Sages vous convie à la cérémonie d'initiation. Des jours, des semaines pourront s'écouler : n'oubliez jamais que la patience, comme l'a si bien dit Plutarque, a beaucoup plus de pouvoir que la force.
Dès que vous aurez reçu le mail de convocation, suivez les instructions transmises. Ne perdez pas de temps : plus vous réfléchirez, plus le doute s'insinuera en vous et plus l'épreuve vous semblera difficile à surmonter.
Une « épreuve » ?
La cérémonie d'initiation est un rite initiatique. Pour prouver à la Communauté de Ceux d'en haut que vous avez toute confiance en elle, il vous faudra dépasser vos peurs les plus terrifiantes, les plus profondément ancrées en vous, ces mêmes peurs qui vous rongent depuis votre enfance et vous détournent, régulièrement, de votre chemin.
Votre détermination commence à fléchir ? Pour vous préparer, rien de tel qu'une petite piqûre de rappel.
Voici comment s'est déroulée la cérémonie d'initiation de Marie Dujardin : souvenez-vous....
Erwan et Marie rejoignirent l’aile gauche du château au pas de course avant d’emprunter l’escalier d’honneur pour monter au dernier étage. De là, ils gagnèrent la tourelle Sud, puis son sommet par un second escalier, nettement plus étroit, en colimaçon. Dans une salle ronde baignée de lumière, les vingt-neuf Sages masqués l’attendaient en silence, dos au mur. Erwan l’invita à s’avancer au centre. D’un pas résolu, elle prit docilement position, les épaules dégagées et la tête haute. Assim était-il présent ? Il lui était impossible de le reconnaître parmi cette multitude de masques dorés. Elle sursauta au cliquetis de la serrure ; Erwan parti, elle se sentait seule dans cette pièce inconnue, cernée par vingt-neuf corps sans visage. Elle déglutit péniblement ; pourquoi n’avait-elle pas demandé à son tuteur comment se déroulait une cérémonie d’allégeance ? Persuadée d’être accueillie à bras ouverts, elle ne s’était même pas interrogée ; et s’il y avait des épreuves à passer ? Elle se souvint de cette phrase sibylline d’Erwan, « à chaque rang correspond un examen personnalisé », et la paume de ses mains devint humide et froide.
— Madame Marie Francine Geneviève Dujardin, commença une femme derrière elle, souhaitez-vous intégrer la Communauté de Ceux d’en haut ?
Marie grimaça ; elle ne s’était jamais habituée à ces prénoms désuets, Francine et Geneviève.
— Je le souhaite.
— Madame Dujardin, poursuivit une voix masculine, jurez-vous de respecter les treize commandements du Règlement de la Communauté de Ceux d’en haut ?
— Je le jure.
— Madame Dujardin, continua un homme au timbre discordant, savez-vous quelle Caste vous accueillera ?
— La Caste des Ressuscités.
— Madame Dujardin, s’enquit une seconde femme à sa gauche — elle était si grande que Marie l’avait prise pour un homme —, êtes-vous pleinement consciente qu’à l’issue de cette cérémonie, vous appartiendrez à tout jamais à la Communauté de Ceux d’en haut ?
Marie se hérissa ; appartenir à quelqu’un ne faisait vraiment pas partie de sa philosophie de vie.
— J’en suis tout à fait consciente, se résigna-t-elle.
— Madame Dujardin, l’interpella la voix douce et claire d’Assim, acceptez-vous de sceller ce pacte par la preuve de votre « bonne foi » ?
Le piège se refermait.
— J’accepte.
Un homme de taille moyenne sortit du cercle, un masque blanc à la main. Marie se raidit : il n’y avait pas de trou pour les yeux. Lorsqu’elle l’aurait enfilé, elle serait totalement aveugle ; l’une de ses pires angoisses…
— Passez ce masque, dit-il d’un ton détaché, mais ferme.
Marie obtempéra ; sa respiration s’accéléra quand elle comprit qu’on la revêtait d’une sorte de camisole. Elle entendit des cliquetis, sentit que l’on serrait des sangles et un carcan de coton cousu de métal se rabattit sur elle. Déterminée — rien n’aurait pu, alors, la faire changer d’avis —, elle n’opposa aucune résistance à ce lugubre rituel.
Une main lui attrapa l’épaule pour la guider sur quelques pas. Un court silence s’ensuivit, puis on ôta son masque ; face à elle, une porte s’ouvrait dans le ciel. À quelle hauteur se trouvaient-ils ? Une angoisse soudaine s’empara d’elle. Elle voulut baisser la tête, mais il lui était impossible de ployer la nuque ; la camisole qui lui enserrait les bras lui immobilisait aussi le cou. Elle ne pouvait regarder que droit devant elle, plongeant dans un ciel immaculé d’un bleu profond. Qu’attendaient-ils ? Qu’elle se jette dans le vide ? Une vision d’horreur la fit instinctivement reculer d’un pas — « paralysée pour l’éternité… ». Ils n’avaient pas le droit de lui demander une chose pareille, c’était inconcevable.
— Madame Dujardin, déclara une voix rocailleuse sur sa droite, jurez-vous fidélité à la Communauté de Ceux d’en haut et obéissance au Règlement, devant Dieu et cette assemblée, depuis ce jour et jusqu'à votre mort ?
Autant dire pour l’éternité, songea Marie.
— Je le jure.
— Madame Dujardin, questionna un dernier Sage, avez-vous confiance en Ceux d’en haut, entièrement et sans réserve ?
Voilà donc où ils voulaient en venir, se dit-elle avec effroi. Elle étouffa un gémissement d’épouvante avant de répondre :
— J’ai confiance en Ceux d’en Haut, entièrement et sans réserve.
Dehors, le soleil déclinait déjà.
— Alors vous pouvez sauter.
Prise de nausée, Marie ferma les yeux. Au-delà du symbole, rejoindre le ciel de cette façon-là était sans conteste l’ultime épreuve initiatique ; Ceux d’en haut n’étaient-ils pas, chacun à leur manière, éternels ? De quoi avait-elle peur, alors ? De souffrir de ses blessures jusqu’à la fin des temps ? D’être transformée en femme-machine ? De traverser les siècles à l’intérieur d’un organisme accidenté, estropié, aveugle, végétatif ?
Les larmes aux yeux, elle respira profondément. Elle tremblait si fort que le moindre faux pas pouvait la précipiter dans le vide. Derrière ses paupières closes, Rosalie, Luisa puis Jeanne apparurent ; trois visages qu’elle ne reverrait peut-être jamais. Luisa… Si elle ne sautait pas, elle n’aurait aucun moyen de la sauver. Quand elle s’approcha du bord, elle regretta de ne plus porter le masque blanc. Finalement, elle aurait préféré ne rien voir au moment de se jeter dans le ciel. Dans quel état sortait-on d’une telle épreuve ? Les muscles de son visage tressautèrent convulsivement comme si son corps, à travers ces vaines grimaces, refusait qu’on lui imposât un tel châtiment. Mais il était temps ; elle ouvrit grand les yeux, puis sans un mot, sans un cri, sans même un soupir, elle s’élança dans le vide.
Au loin, des voix s’élevèrent de concert : « Au nom de la Communauté de Ceux d’en haut, nous t’accueillons parmi nous, Marie, au sein de la Caste des Ressuscités… ». Puis un choc terrible se fit entendre.
(Extrait des archives de la Communauté, volume 2 : « Une Promenade hors du corps »)
Et celle de Rosalie Malcoiffe....
— Quelle épreuve as-tu surmontée ?
— L’une des pires de ma vie.
La zone d’ombre qui brouillait son regard ne cessait de s’étendre. Marie se souvint des maltraitances conjugales qu’elle avait subies, de la violence de son exorcisme, de sa brusque séparation d’avec sa mère, de son internement forcé à l’asile… Qu’avait-elle pu vivre de plus terrible encore ?
— On m’a attachée sur un lit, dans une cave du château.
Marie ne put réprimer un frisson d’angoisse.
— Un à un, les Sages sont entrés, formant un cercle autour de moi. Je ne distinguais pas leur visage, ils portaient un masque doré.
— Combien étaient-ils ? l’interrompit Marie.
Elle se souvenait très bien de cette effrayante ronde de masques dorés.
— Trente, répondit Rosalie sans une seconde d’hésitation.
Comme elle le redoutait, Luisa avait assisté à la cérémonie ; Marie baissa les yeux.
— Ils portaient tous un cierge à la main ; la cire coulait sur leurs gants, mais ils restaient immobiles, comme insensibles à la douleur ; à la peur, aussi ; enfin, à toute forme de sentiment…
Elle respira profondément avant de reprendre son récit.
— Quelqu’un est ensuite sorti du cercle. À ses longs cheveux bruns, j’ai reconnu Monica. Elle s’est agenouillée près de moi, m’a caressé le visage, puis m’a demandé : « Madame Adélaïde Lamartine, souhaitez-vous intégrer la Communauté de Ceux d’en haut ? ».
Marie frémit à nouveau en se remémorant sa propre cérémonie d’initiation.
— Malgré la frayeur qui m’étreignait, je lui ai répondu que j’étais prête. Une silhouette s’est alors avancée d’un pas pour me poser la même question, puis une autre, et encore une autre. Je ne sais pas combien ont suivi, mais je me souviens de l’aiguille, de la seringue au liquide luminescent. Quand le poison — une dangereuse substance hallucinogène — est entré dans mes veines, j’ai senti mon corps tanguer, se déformer, puis s’écarter par à-coups pour libérer mon esprit. Ensuite… ensuite mon voyage a commencé.
— Ton voyage, quel voyage ?
Cramponnée aux accoudoirs de son siège, Marie s’attendait au pire.
— Dans la cave, un tunnel bleuté était apparu sur l’un des murs. En jetant un regard en arrière, j’ai constaté qu’un lien translucide aux reflets argentés reliait mon corps, inerte, à mon esprit. Au même moment, la voix grave, lente et profonde de Monica m’a donné les instructions suivantes : « revenir, c’est répondre à une question essentielle ». Quand je lui ai demandé de quelle question il s’agissait, elle a déclaré que je le saurais bien assez tôt. Je n’avais pas le choix, je devais y aller ; m’enfoncer, seule, dans cette lumière bleue qui m’éblouissait. Mais en recouvrant la vue de l’autre côté, j’ai cru que mon cœur allait s’arrêter. Je volais au-dessus d’un désert de roches noires, volcaniques, dans un paysage apocalyptique. Zébré d’éclairs nauséabonds, le ciel grondait d’une saveur pimentée. Le sol se crevassait en ondulant comme un serpent monstrueux. Poivré, brûlant, le vent soufflait si fort que je parvenais à peine à avancer. Je me suis dit que j’étais morte, que l’enfer m’avait finalement ouvert ses portes maudites. Je ne savais pas où aller ni quelle question poser à qui. Alors j’ai erré ; des heures, des jours, des semaines, des années… Je n’avais plus aucune notion du temps ni de l’espace. Prisonnière d’une zone frontalière entre la vie et la mort, j’étais coincée dans un monde où grouillaient une multitude d’entités sans nom, d’idées immatérielles, d’ondes impénétrables, de formes métamorphes. Comble de l’horreur, le tunnel bleu qui m’avait menée en ces lieux de désolation et d’horreur avait disparu. J’étais seule avec moi-même, seule face à mes peurs, mes doutes, mes contradictions.
Sa voix s’étrangla :
— Je n’avais plus d’yeux pour pleurer, de bouche pour crier, de poings pour me boucher les oreilles. Je percevais tout, absolument tout : du moindre frôlement à la plus légère étincelle. Privé de son carcan charnel, mon esprit avait retrouvé sa perfection originelle : rien ne lui échappait. Au sol, des coulées de lave rougeoyaient, des gerbes de feu crépitaient. J’avais l’impression d’être dans un four tant la chaleur était intense ; un four où l’on ne brûlait que de l’intérieur.
Marie était suspendue aux lèvres de son amie.
— Ce n’est que lorsque j’ai cessé de lutter que le ciel a entamé sa chute, vertigineuse. Décrochés des montagnes, les nuages sont tombés comme des oiseaux morts, entraînant la voûte entière dans leur sillage. Au moment de l’impact, un éclair éblouissant, jailli de nulle part, a ceinturé la planète, puis la terre a commencé son escalade vers le ciel tandis que celui-ci continuait à s’enfoncer sous terre. Pourquoi étais-je témoin de cet incroyable phénomène ? Subitement, la question s’est imposée d’elle-même, aussitôt suivie d’une réponse ; je pouvais rentrer. Cela n’a pris qu’une seconde, le temps d’en prendre conscience. Dans la cave, une bougie brûlait encore. Excepté Monica, tout le monde était parti. Assoupie sur une chaise, elle n’avait pas lâché ma main. J’ai alors cru que mon calvaire avait pris fin, mais c’était sans compter sur mon corps… Quel casse-tête pour le réintégrer ! À chaque fois que je tentais de me couler à l’intérieur, une force invisible me rejetait, me désorientait, me poussait à droite, me tirait sur la gauche, m’inclinait vers le bas, m’aspirait au plafond. Impossible de reprendre ma place originelle, de ne faire qu’une, à nouveau, avec mon corps.
(Extrait des archives de la Communauté, volume 3 : « L'Oscillation des âmes »)